<Territoires d’Outre-Vie
EXTRAITS #2

Marie-France Leroy
Marie-France avait déménagé quatorze fois, avait six petits-enfants et avait longtemps été parisienne. On a parlé de Paris. « Paris c’est toute ma vie, j’y suis née j’y ai passé 25 ans. Ça a été très dur de partir, j’avais l’impression d’aller en Sibérie à Strasbourg ! La rue Vavin. Le boulevard Montparnasse … Les quais de la seine … le pont des arts, le théâtre, les expo … J’ai marché beaucoup. »

Les yeux de Marie-France ... la pupille légèrement voilée, comme une chose devenue un secret seulement à cause du grand temps de silence mais qui pourrait, aussi, n’importe quand éclater. Son œil, comme un verre de lait s’est renversé dans le ciel. Et dedans, sa pupille, comme une étreinte s’aperçoit encore, au bout très loin d’un couloir.

On a parlé des frères. Le décompte en deux fois, entre ceux qu’elle avait et ceux qui restent. La fratrie, la douce et difficile, quand c’est, un jour, une chose brisée. La course à travers Béziers un jour, pour voir une dernière fois le frère en train de mourir, arriver et pouvoir entrer, serrer fort sa main, le fuseau de ses doigts, une dernière fois lui parler.

« Je ne pleure plus. Je n’y arrive plus. Je ne peux plus pleurer. Même si je voulais ». J’ai regardé ses yeux. Il est des confidences qui rendent digne à la fois qui la fait et qui la reçoit.
« Pour moi mon frère il n’est pas mort ».

Philippe Quinta
Philippe confiait la photographie à son cœur et au hasard. « Je ne cadre pas par l’œil. Je cadre en bas, par la cuisse ou le ventre. Ou alors j’invente des jeux, je me frotte le nez et je prends la photo. Parfois je ne suis même pas auteur du cadrage. C’est ma hanche qui cadre. »

J’ai demandé à Philippe ce que pourrait être la définition d’une photo poétique. J’écrivais sur mon téléphone. Quelque chose de mes doigts arrivait à le suivre, et quand je n’y arrivais plus je le lui disais, attends attends, et il attendait avant de reprendre, comme on déjeune à deux en ralentissant sa fourchette pour suivre le rythme de l’autre.

Jean-Philippe Carlot
Un jour, Carlot part en Grèce. C’est la première fois qu’il y va. Et dès les premiers jours il se sent chez lui. Il reste un mois sur l’île de Lesbos. Et il éclate en sanglots quand il la quitte pour Thessalonique. « Sur le bateau, je voyais, en larmes, la Grèce s’éloigner. J’ai décidé d’apprendre la langue ».

Jeune, Carlot avait fait la découverte immense de Rimbaud. « Je est un autre » Je lui ai demandé de m’en dire un extrait. « Je ne connais rien par cœur ». J’ai pensé que ce serait belle manière, peut-être invasive, de visiter le cerveau d’une personne, que de lui demander toutes les choses qu’elle sait par cœur, les chemins les recettes les téléphones, et les textes, quels textes.

Claire Schneider
« J’ai vécu dans le tissu. Ma mère faisait nos habits. Elle m’a offert à dix ans mon premier métier à tisser. » Claire en tissant retrouvait les mains des mères.

« En Inde, j’arrive toujours avec dans mon sac des petits tissus pour dire que même si on ne parle pas la même langue on fait la même chose. C’est un langage. On se reconnaît. Et en Inde, y’a la caste des tisserands. Alors c’est assieds-toi et tisse. »

À un moment Claire a dit « Je m’en suis jamais passée, de tisser. C’est ma colonne vertébrale ». Tisser, du nombril aux clavicules, s’harnacher. Claire en tissant tenait debout.
J’ai regardé Claire. Tisseuse gouailleuse. Qui déhanchait dans le mot les consonnes, comme faire danser un phare. Claire en tissant écrivait.

Production Le Vent des Signes Avec le soutien de DRAC Occitanie  (Toulouse et Montpellier), La Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle, Ville de Toulouse, Conseil départemental de la Haute-Garonne, Région Occitanie, Montpellier Métropole. En partenariat avec Voile latine de Sète et du Bassin de Thau, i-peicc (Montpellier)

Milene Tournier
16.05.2024